La Mnémotechnique
des
constructeurs gothiques
Source : BECHMANN (Roland). - La
Mnémotechnique des constructeurs gothiques. - Revue «Pour la
Science» n°158, décembre 1990, pp 98 à 104. - Illustrations
Roland BECHMANN, architecte et historien, dirige
depuis 25 ans la revue Aménagement et Nature. Il a publié
depuis 1978, plusieurs ouvrages sur les relations entre les facteurs
d'environnement, les hommes et les techniques du Moyen Age.
Sinopsis: Dans le
manuscrit du XIIIème siècle de Villard de Honnecourt, une
série de dessins, jusqu'à présent considérés comme purement
artistiques, seraient utilisés par les constructeurs pour se souvenir de
certains tracés géométriques ou de procédés de calcul graphiques.
Introduction
Dans l'Antiquité, l'art de la mémoire faisait partie
de la rhétorique. Cet art permettait à l'orateur de retenir les points
essentiels de longs discours, à une époque où le matériel et les
supports pour prendre des notes étaient peu pratiques. L'art de la
mémoire apportait une aide considérable pour l'improvisation ; la
mémoire organisée fournissait à l'intervenant les éléments dont il
avait besoin.
Au Moyen Age, également, jusqu'à l'invention et à la généralisation
du papier et de moyens commodes pour écrire, il n'était pas aisé de
prendre et de manipuler des notes. De plus, beaucoup de gens, même parmi
ceux qui avaient une fonction importante de commandement ou de conseil, ne
savaient ni lire ni écrire. En outre, l'improvisation était souvent
nécessaire dans les réunions. D'autre part, la connaissance et la
citation des textes sacrés étaient indispensables, à l'époque, pour le
clergé et les gens du peuple devaient connaître par coeur les prières.
Enfin, pour les gens de métiers, la mémoire jouait un rôle primordial
dans l'apprentissage, qui était essentiellement oral, et dans le travail.
De nos jours encore, les compagnons du Tour de France, héritiers
lointains des bâtisseurs de cathédrales, continuent à pratiquer
l'enseignement oral. Cet enseignement traduit à la fois une nécessité
pratique et un désir de non-divulgation. Sur les chantiers, il est
difficile à l'ouvrier de recourir à un manuel, à des instructions, à
des abaques, pour faire face aux problèmes concrets qui se présentent.
D'autre part, il paraissait indispensable d'éviter que n'importe qui, en
dehors de ceux qui étaient formés, à la fois techniquement et
moralement, au cours d'un long apprentissage, pût inconsidérément
appliquer des procédés mis au point par les professionnels : ce
désir de non-divulgation a été souvent considéré comme une rétention
d'information à but intéressé. Tel était vraisemblablement le cas dans
les métiers où les entreprises se transmettaient de père en fils, avec
le matériel et les outils, ainsi que le droit d'exercer. On cite souvent
le cas de ce maître-maçon qui poignarda l'évêque Conrad d'Utrecht, en
1099, parce que son fils avait révélé au prélat un secret de
construction concernant un dispositif de drainage des fondations.
Les maîtres formaient des associations d'intérêts particuliers, qui
cherchaient à éviter, plus ou moins ouvertement, la concurrence. Ces
pratiques sont de tous les temps, et pas plus au Moyen Age, où l'Eglise
chercha à s'opposer à ces associations (au synode de Rouen, en 1189,
l'Eglise «s'inquiète des clercs et des laïcs qui forment des
associations pour se secourir mutuellement dans toutes espèces
d'affaires»). Quant aux associations ouvrières, qui étaient plus ou
moins clandestines à l'origine (et parfois le redevenaient pour un temps,
selon la conjoncture politique), elles cherchaient à assurer du travail
à leurs membres et à pouvoir garantir la qualité des ouvrages qui leur
étaient confiés, ce qui facilitait, bien entendu, la recherche de
commandes.
L'art de la mémoire, de
l'Antiquité au Moyen-Age
Pour retrouver sur quels principes était fondé l'art de la mémoire au
Moyen Age, il faut remonter d'abord à la tradition antique, qui s'était
plus ou moins incomplètement transmise aux gens de cette époque.
Divers auteurs de l'Antiquité ont parlé de la mémoire. On cite
notamment Aristote, Métrodore (dont les ouvrages ont disparu),
Quintilien, Marcus Tuihus (Cicéron), Juhus Victor et Marcianus Capella.
On pense que chez Platon, il existait un enseignement ésotérique,
transmis oralement à ceux qui assistaient à ses conférences, dans les
jardins de l'académie, car dans Phèdre, il exalte la fécondité
de l'enseignement oral. Dans ce dialogue, Socrate relate une légende
relative à l'invention de l'écriture et l'objection que le roi de
Thèbes en Egypte fit à l'inventeur en ces termes «Cette invention, en
dispensant les hommes d'exercer leur mémoire, produit l'oubli dans l'âme
de ceux qui en auront acquis la connaissance, en tant que, confiants dans
l'écriture, ils chercheront au dehors grâce à des caractères
étrangers, non point au dedans et grâce à eux-mêmes, le moyens de se
souvenir». Plus tard, Aristote, dans sa critique du Platonisme, fait
aussi allusion à une tradition platonicienne non écrite.
Nous possédons actuellement, sur la mnémotechnique antique, la
description de Cicéron, un passage de l'Institutio oratoria de Quintilien
et une section d'un traité de rhétorique écrit au 1ersiècle
avant J.-C., dédicacé à un certain Herrenius, mais dont on ignore
l'auteur. Il est connu sous le titre de Ad Herrenium libri IX.
Cicéron insiste sur l'importance de l'ordre dans la mémorisation, sur
l'intérêt de recourir à la mémoire visuelle, affirmant que le sens de
la vue est «le plus fort de tous les sens». L'idée de base était qu'il
fallait assimiler la «construction» intellectuelle dont il s'agissait de
se souvenir à un bâtiment ou à une ville. On devait aller, de proche en
proche, d'une idée à l'autre, en pensée, comme on se déplace dans une
maison en ouvrant des portes successives, en allant de pièce en pièce et
en considérant les objets et les ornements des différentes pièces.
C'était la théorie des «lieux» qui, en s'imprimant dans la mémoire,
devaient garantir le bon ordre des idées grâce à «l'itinéraire» que
l'on suivait dans sa tête.
Dans son ouvrage, dédié à Herrenius, l'auteur anonyme expliquait qu'il
existe une mémoire «naturelle», inscrite dans notre esprit et une
mémoire «artificielle» qui est le résultat d'un entraînement et qui
permet par l'exercice d'améliorer la mémoire naturelle. Ceci nous fait
penser à la façon dont fonctionnent aujourd'hui nos ordinateurs où
menus déroulants et icônes appellent diverses fonctions contenues en
mémoire. Le Moyen Age connaissait cet ouvrage qu'il attribuait à
Cicéron (appelé en général, non pas par son surnom - cicer signifie
«pois chiche» - mais, plus respectueusement, Tullius ou Marcus Tullius).
Toutefois les méthodes que préconisaient les maîtres et les
prédicateurs du Moyen Age étaient parfois fort différentes de celles
prônées par les auteurs de l'Antiquité. Le célèbre dominicain Albert
le Grand, qui, au début du XIIIèmesiècle, professa la
philosophie aristotélienne en Sorbonne, expliquait tout en se référant
à l'Ars memorandi de Tullius (Cicéron), que pour provoquer le souvenir
et ce qu'il appelle la mémoire artificielle, c'est-à-dire la mémoire
provoquée, volontaire, organisée, il faut faire appel à des images qui
frappent l'esprit, donc souvent bizarres et inattendues.
A l'appui de cette explication, il donne un exemple, inspiré de l'Ad
Herrenium : «Si nous voulons nous rappeler les charges portées
contre nous dans un procès, nous devons imaginer un bélier avec de
grosses cornes et des testicules qui vient vers nous dans l'obscurité.
Les cornes nous rappelleront nos adversaires et les testicules les
dépositions des témoins». En latin, testis signifie «témoin»
et a aussi le sens de «testicules», ce dernier mot étant un diminutif.
Si cet exemple coloré est représentatif de l'enseignement d'Albert le
Grand, on comprend pourquoi il attirait tant d'auditeurs qu'il lui fallut
donner ses cours en plein air, sur une place qu'on appela «place Maître
Aubert», devenue la place Maubert, au coeur du Quartier latin de Paris.
Les recommandations de saint Thomas d'Aquin (1225-1274) au sujet de la
mémoire artificielle sont plus conventionnelles : «Il faut prendre
des symboles appropriés de choses que l'on veut se rappeler ; ils ne
doivent pas être trop bien connus, parce que nous éprouvons plus
d'étonnement devant les choses peu familières et elles retiennent l'âme
avec plus de force et de violence ; c'est pourquoi nous nous
rappelons mieux les choses que nous avons vues dans notre enfance. Il est
nécessaire, selon cette méthode, d'inventer des symboles et des images
parce que les intentions simples et spirituelles échappent facilement à
l'âme, à moins d'être, pour ainsi dire, liées à des symboles
corporels et cela parce que la faculté humaine de connaissance est plus
forte en ce qui concerne la sensibilia». Saint Thomas d'Aquin
relie cette remarque à des considérations plus générales : «Il
est naturel à l'homme d'atteindre les intelligibilia à traversles
sensibilia parce que tout notre connaissance a son origine dans les
sens.» Ailleurs, il écrit encore : «Nous nous rappelons moins
facilement les choses qui ont une portée subtile et spirituelle, tandis
que nous nous rappelons plus facilement celles qui sont grossières et
relèvent des sens».
Dans son ouvrage The Art of Memory, Francis Yates (Il
s'agit de «Frances» Yates, et non de «Francis») se demande si
la volonté de mémoriser certaines choses par des méthodes semblables à
celles préconisées par Albert le Grand, n'expliquerait pas le goût des
gens du Moyen Age pour l'étrange, le bizarre, le grotesque. Certaines
figures que l'on remarque sur les manuscrits, sur les édifices, dans les
peintures et même dans le mobilier, sont des exemples de ces
caricatures ; ces représentations ne seraient pas le témoignage
d'une psychologie torturée, mais la preuve que, pour se souvenir, au
Moyen Age, on suivait les règles formulées par les maîtres.
L'art de la mémoire continua longtemps à alimenter les réflexions des
philosophes. Au début du XVIIème siècle, Francis Bacon
rappelait les méthodes de la mémoire artificielle. D'après
Aubrey, auteur d'une vie de Bacon, celui-ci possédait, dans l'une des
galeries de sa maison de Gorhambury, des vitres peintes dont chaque
panneau représentait des figures d'oiseaux, de fleurs, d'animaux, et dont
le biographe pense qu'elles devaient servir d'aide-mémoire. Francis Bacon
expose dans le Novum Organum ce que peuvent être les «lieux» (les loci de l'Art de la Mémoire) supports de la
mémorisation : «Il peut s'agir aussi de personnages familiers et
que nous connaissons bien ou de n'importe quel objet que nous choisissons
(pourvu qu'ils soient disposés dans un certain ordre), animaux, herbes,
mais aussi mots, lettres, personnages de théâtre ou personnages
historiques...
Les images de mémoire de Villard de
Honnecourt
Il ne faut donc pas être surpris de trouver dans l'inestimable manuscrit
du XIIIème siècle de Villard de Honnecourt, jusqu'à présent
considéré seulement comme un recueil de notes techniques et artistiques,
l'application de cette méthode, notamment dans ce que Villard appelle
«les figures de l'art de iométrie». Ces «images de mémoire» (Les imagines
de l'Art de la Mémoire) illustrent la remarque de Cicéron : le
meilleur moyen d'exciter la mémoire est de frapper la vue.
Figure 1
Outre les dessins de caractère manifestement technique
(dont certains sont attribués à un successeur ou héritier de Villard),
que comporte le Carnet de Villard et qui constituent un mémento de
méthodes, de procédés, de dispositifs, dans divers domaines tels que la
géométrie appliquée, l'arpentage, l'ingénierie, la mécanique, etc.,
certaines planches présentent précisément des images d'animaux, de
personnages, sur lesquelles sont dessinés des graphismes de formes
diverses et dont on ne peut raisonnablement s'expliquer la présence dans
le recueil que comme étant chargées d'évoquer «autre chose». Que
veulent mémoriser ces figures ?
Villard indique clairement leur signification et leur utilité en
indiquant à deux reprises que ces figures (dans lesquelles on a cru voir,
jusqu'à présent, une méthode extrêmement fruste pour faciliter le
dessin de personnages et d'animaux), sont des figures de «l'art de
iométrie», c'est-à-dire des figures de géométrie, et qu'elles servent
à travailler plus facilement.
Tout d'abord on peut remarquer - et divers critiques des dessins de
Villard l'ont déjà fait sans indulgence - que ces graphismes ne peuvent
guère aider, sauf à la rigueur deux ou trois d'entre eux, à dessiner
les personnages humains ou animaux représentés ; des éléments
essentiels notamment les membres - ne sont pas même esquissés. Il faut
donc examiner ces croquis en détail pour essayer de retrouver quelles
figures de cette géométrie indispensable aux constructeurs gothiques que
Villard appelle «iométrie», ou quels tracés symboliques ou
ésotériques ils recouvrent.
L'invocation à l'art de géométrie ne doit pas suffire à convaincre car
cette invocation était traditionnelle dès lors qu'on s'adressait à des
bâtisseurs : ainsi, les statuts des francs-maçons anglais, dont les
plus anciens que l'on possède remontent à la fin du XIVème
siècle (un siècle et demi après Villard) invoquent l'art de géométrie
et le nom prestigieux d'Euclide, alors qu'ils constituent essentiellement
des codes de déontologie.
Figure 2
En revanche, il faut noter que ce procédé
mnémotechnique, employé par Villard de Honnecourt, n'est pas
exceptionnel, mais se situe parmi d'autres analogues, utilisant aussi des
«images de mémoire». Ainsi, depuis la plus haute Antiquité, on
reconnaît les constellations - ces groupes d'étoiles disposées de
diverses façons - en leur superposant par la pensée et par l'image des
figures diverses - personnages mythologiques à forme humaine, animaux (le
serpent, le dragon, les chiens, les ourses, etc...) - qui permettent de
les retrouver dans le ciel.
Il y a là un procédé analogue à celui de l'orateur qui, pour retrouver
dans sa tête les diverses idées qu'il a prévu de développer, utilise
des images corporelles. De même que sur les cartes du ciel des segments
de droites réunissent les étoiles d'une constellation, de même sur ses
dessins, Villard a superposé aux personnages ou aux animaux
représentés, des graphismes sommaires, composés de lignes droites ou
courbes, formant divers tracés de caractère géométrique qui devraient
nous aider à retrouver ce qu'ils évoquent.
Une autre comparaison nous rapproche encore plus de l'objectif de Villard
: au Moyen Age, certaines figures de géométrie portaient des noms qui
aidaient à les mémoriser. Il en est ainsi dans la Mathematica de
Philippe Éléphant, médecin et philosophe du XIVème siècle,
dont Guy Beaujouan et Paul Cattin ont transcrit et étudié les oeuvres,
et dans laquelle certaines figures de géométrie portent des noms dont G.
Beaujouan considère qu'ils « faisaient partie d'une sorte d'argot
scolaire médiéval » remontant aux siècles précédents. Plusieurs
de ces noms rappellent des personnages d'animaux, des objets, d'autres
simplement des particularités ou des qualités de la figure. On a ainsi
la queue du paon, la patte d'oie, la tunique de François, le pont aux
ânes, le carquois, la pierre à aiguiser, parmi les appellations
«figuratives». D'autres sobriquets font allusion plutôt aux vertus ou
aux propriétés particulières de la figure : la figure du Démon,
Victoria, Figura equatrix, Figura mediatrix... Certaines appellations
comme le «pont aux ânes» se sont maintenues jusqu'à nous.
On peut donc penser qu'en évoquant pour prendre
quelques exemples, dans ces dessins, la figure ronde, la figure carrée,
la tête de cheval, la tête d'homme de profil, le vieillard à l'étoile,
le chien, le mouton, l'aigle, etc., Villard se remémorait une
construction géométrique, une combinaison utile au bâtisseur, un tracé
de plan, une disposition de fenestrage, une façon de tracer un arc brisé
ou une recette de statique.
Un dessin représentant un rite de reconnaissance ou d'accueil, chez les
bâtisseurs, pouvait rappeler également une construction géométrique ou
un procédé de tracé. «Le bagage géométrique des maîtres maçons,
écrit Guy Beaujouan, exclut à la fois les démonstrations et les
calculs : ces sortes de recettes se ramènent à des constructions de
figures retenues davantage par l'oeil que par l'esprit.»
Villard précise bien qu'il s'agit là de méthodes de tracé (si
comence la force des trais de portraiture...) mettant en application
les règles de la géométrie (..si con li ars de iometrie les
ensaigne...) dans le but de faciliter le travail (..por legierement
ovrer). Villard ayant utilisé le terme «portraiture», c'est par un
anachronisme flagrant que des générations de commentateurs de ces
dessins ont pensé qu'il s'agissait de «portraits», alors que le verbe portraire
et le substantif portraiture n'ont pris le sens de
représentation d'un personnage qu'au XVIIème siècle.
Jusque-là, il ne s'agissait que du dessin, du tracé: la force des
trais de portraiture signifie la méthode pour tracer des dessins,
voire des «figures» au sens où nous l'entendons aujourd'hui pour les
figures géométriques.
Les figures de l'art de
«iometrie»
Examinons les pages de ce que Villard dénomme, comme dans sa dédicace,
et, à nouveau, à deux reprises «l'art de iométrie», alors que sur le
folio 20, d'une écriture différente, attribuée au «Maître 2», le mot
employé est «Géométrie».
Pourquoi ce terme ? Il semble que Villard ait voulu marquer qu'il ne
s'agit pas ici de simple géométrie utilitaire, mais que ces figures ont
à la fois un but pratique et pédagogique - celui de permettre
«d'oeuvrer» plus aisément - et un sens ésotérique ou symbolique.
Paraboles, métaphores, symboles, allusions et figures à double sens sont
caractéristiques que l'esprit du Moyen Age et de la tradition
chrétienne, comme de la tradition juive. Il n'y a donc rien de surprenant
à ce que Vîllard s'y conforme et que, pour le marquer, il ait tenu à
utiliser le mot «iométrie».
D'après certains compagnons, ce terme désignerait une géométrie
ésotérique, et évoquerait Ioannis - Jean l'évangéliste - auquel fait
précisément référence une inscription sur le folio 8 du manuscrit.
Selon d'autres, ce serait une allusion à Joseph, époux de Marie, patron
des charpentiers (et, depuis Pie XII, des travailleurs en général). Rien
d'étonnant, par conséquent, à ce que Villard mêle dans ses dessins,
des méthodes de tracé d'éléments constructifs, des rappels de figures
géométriques avec des représentations de symboles ou même de
cérémonies propres aux constructeurs du XIIIème siècle, et
qu'on retrouve encore chez les compagnons du Tour de France, au XIXème
siècle.
Ces dessins peuvent réunir à la fois plusieurs de ces significations.
Tout d'abord, on doit se demander si Villard a appliqué les règles
prescrites pour les images de mémoire, notamment s'il a, d'une part,
employé des figures frappantes pour faciliter la mémorisation et,
d'autre part, disposé les figures dans un ordre déterminé. Jacobus
Publicius, qui a écrit au XVème siècle un Ars memorativa dans
lequel il suit les règles de saint Thomas, en rappelant que les
intentions simples et spirituelles échappent facilement à la mémoire à
moins d'être liées à un symbole corporel, explique notamment que
les «images de mémoire» doivent avoir des mouvements ridicules, des
gestes surprenants, ou être pleines d'une tristesse ou d'une sérénité
irrésistibles.
En lisant ces préceptes, on ne peut s'empêcher de penser non seulement
aux figures de Vîllard relatives à l'art de iométrie, mais à
d'autres images de son manuscrit qui frappent par leurs attitudes parfois
alambiquées et contournées, leur position dans la feuille, les détails
et les symboles accumulés qu'elles présentent parfois... Villard semble
ainsi avoir suivi - spontanément ou par formation - les règles
énoncées par les prédicateurs et les professeurs. La première règle
paraît donc effectivement respectée.
En revanche, pour la deuxième, un ordre n'apparaît pas du tout à
première vue, pas plus que dans l'ensemble du manuscrit dont les dessins
ont été faits au cours de la carrière et des voyages de Villard (en
s'efforçant probablement de les mettre dans un certain ordre).
Néanmoins, pour les pages des folios 18 et 19, qui semblent avoir été
dessinées d'ensemble - essentiellement les pages 18 verso et 19 recto -
il serait plausible qu'il existe un ordre qu'il faudrait tenter de
retrouver.
Figure 7
La première idée qui vient à l'esprit, c'est de
suivre l'ordre des Eléments d'Euclide. Mais de quel Euclide
peut-il s'agir à cette époque ? Plusieurs traductions existaient,
plus ou moins complètes.
D'autre part, la consultation de quelques traités de géométrie de
l'époque (dont des parties importantes concernent l'arpentage) notamment Artis
cujus libet consummatio et la Pratike de geometrie de même que
la Geometria attribuée à Gerbert, montrent que le classement des
«recettes» qu'ils donnent n'a rien à voir avec l'ordonnancement logique
des Éléments d'Euclide. Ce serait donc un ordre propre à Villard
de Honnecourt qu'il faudrait tenter de retrouver, s'il existe.
Dans mon ouvrage sur Villard de Honnecourt, sans avoir la prétention de
découvrir l'interprétation à donner à tous les dessins de l'art de
iométrie, j'ai tenté d'expliquer chacun d'eux ; pour certains,
plusieurs hypothèses sont possibles ; pour d'autres, on en est
réduit à des conjectures qui peuvent paraître hasardeuses.
L'explication de certains de ces dessins pourrait être facilitée par une
collaboration avec les rares dépositaires de connaissances qui,
héritées des bâtisseurs du Moyen Age, se sont transmises à certains
membres des groupements compagnonniques. De toutes façons, dès lors que
Villard affirme qu'il s'agit de représentations destinées à permettre
«d'oeuvrer» aisément, j'ai recherché d'abord une explication en
direction de la pratique concrète, mais sans négliger les significations
symboliques ou ésotériques que ces figures peuvent, concurremment, avoir
et qui en facilitaient la mémorisation.
Figure 8
TABLE DES ILLUSTRATIONS
Fig. 1 |
Planche extraite de «L'art de iométrie» du
manuscrit de Villard de Honnecourt (folio 18v) |
Fig. 2 |
Planche extraite de «L'art de iométrie» du
manuscrit de Villard de Honnecourt (folio 19) |
Fig. 3 |
CERTAINS DES NOMS donnés au Moyen Age et
à la Renaissance pour mémoriser des figures géométriques (et
qu'on retrouve notamment chez Philippe Eléphant, Thomas
Bradwardine, Luca Pacioli), évoquent approximativement - tout comme
les noms donnés aux constellations - des objets concrets, Mais ce
sont des figures de géométrie correspondant à des paragraphes des
Eléments d'Euclide. Trois d'entre elles - la Patte d'Oie (Eléments
11, 7), le Pont aux Ânes (Eléments 1,5), la Queue du
Paon (Eléments 111,8), ont été reproduits ici à côté de
croquis évoquant les objets correspondant aux dénominations (le
pont est une reproduction de celui dessiné par Villard). |
Fig. 4 |
LES FLAMANTS. Le tracé d'un angle droit,
la fabrication d'une équerre juste, constituait un des soucis des
constructeurs du Moyen Age : déjà Vitruve notait que les
artisans avaient des difficultés à fabriquer des équerres
exactes. Ces deux flamants rappellent une méthode simple et sûre
pour tracer un angle droit. Si l'on trace les deux cercles dont les
centres sont marqués et dont les circonférences correspondent aux
cous des deux volatiles, la droite réunissant les intersections I
et I' des deux cercles forme avec le segment de droite joignant les
deux centres O et O', un angle droit. Cette méthode est réalisable
aussi bien sur la planche à dessin avec le compas, que sur le
chantier, avec des cordeaux. |
Fig. 5 |
LA RECONNAISSANCE. ces deux personnages
rappellent les rites par lesquels se reconnaissaient les Compagnons
du Tour de France avant de se donner l'accolade («au troisième
mouvement on s'enlace mutuellement la tête pour se rapprocher
visage contre visage», écrit Vergez), en croisant les pieds «de
façon à former sur le sol un quadrilatère» dans lequel ils
posaient leurs cannes entrecroisées. A ces personnages est
superposée une figure de géométrie que l'on trouve aussi sur le
folio 20 (pl.39) du Manuscrit : un carré inscrit dans un autre
carré, les milieux des côtés du carré circonscrit correspondant
aux sommets du carré inscrit. La surface de ce carré est
exactement la moitié de celle du carré qui lui est circonscrit.
Sur le folio 20 du Manuscrit, qui comporte des séries de figures de
géométrie et de gromatique (arpentage), on retrouve ce même
schéma, avec le commentaire d'un successeur de Villard : «par
ce moyen, on partage une pierre de façon que les deux moitiés
soient carrées». C'est le problème classique au Moyen Age
consistant à faire d'un carré deux carrés de surface moindre par
une sorte de découpage. |
Fig. 6 |
LE TOPAGE OU L'ACCOLADE. Cette scène
semble faire suite à la reconnaissance. Après s'être reconnus,
les compagnons se disent à l'oreille des phrases conventionnelles
et se donnent l'accolade. Il ne s'agit pas de lutteurs, comme on l'a
parfois pensé. Pour les compagnons, cet arc brisé, qui ici
enveloppe les deux figures, symbolise «l'union fait la force»,
allusion à la combinaison des deux demi-arcs, antagonistes comme
les deux personnages et grâce auxquels la voûte tient debout.
L'arc de cercle qui traverse les genoux des personnages passe par le
centre du cercle circonscrit au triangle SAA'. Son centre, ainsi que
celui de l'arc de cercle passant à la hauteur des ceintures des
deux personnages paraît se situer à l'extrémité P du diamètre
d'un cercle de même rayon que le cercla circonscrit à la figure et
de centre S. C'est une figure d'Euclide (Eléments, Ii 14). L'arc
brisé est un arc «équilatère» (parfois improprement appelé
«tiers point») dont les centres se trouvent sur la circonférence
du cercle-enveloppe. C'est la proportion harmonieuse d'arc brisé
que l'on trouve dans la fenêtre qu'affectionne - il l'a écrit -
Villard. |
Fig. 7 |
SCHÉMA DE L'HOMME DEBOUT, reproduit à
trois reprises sur le manuscrit de Villard (folio 18 et 19). Dans un
rectangle, une droite qui joint un sommet au milieu du côté
opposé coupe une diagonale au tiers de sa longueur. En outre, dans
un rectangle ayant un petit côté de longueur unité et pour grand
côté 2 racine de 2, construit comme indiqué sur la figure d,
le petit côté est égal au tiers de la diagonale. En examinant une
série de cathédrales (Bourges, Troyes, Tours, Reims, ...), on
s'aperçoit qu'elles sont strictement implantées à l'intérieur
d'un rectangle de cette proportion. Dans le cas de Reims, cette
même combinaison géométrique régit aussi les différentes
parties de la façade telle que prévue par les constructeurs
(palimpseste de Reims). Une telle figure est particulièrement
facile à tracer avec le compas ou le cordeau. Elle est composée de
deux rectangles de proportion 1/ racine de 2. |
Fig. 8 |
LES PENTAGONES ÉTOILÉS, pointe en haut
ou pointe en has, selon le cas, peuvent être utilisés pour
mémoriser les positions des centres des arcs composant divers types
de fenestrages. La figure (e) est un tracé type
correspondant à ia première disposition ; entre des
arcs : A, A' ; rayons : AB', A'B ;
sommet de l'arc : S. Ainsi, pour ne donner ici qu'un
exemple dans chaque cas, le schéma des «sonneurs de trompe» (f)
s'applique à un fenestrage de la nef de Reims (a), reproduit par
ailleurs dans le manuscrit de Villard qui affectionnait cette
proportion d'arc ; le schéma de «l'homme barbu» (c)
correspond à un fenestrage de Soissons (b), celui des «deux
lions» (g) dans lequel la pointe inférieure, inutile dans
ce cas, n'a pas été dessinée), à un autre fenestrage de la
Sainte-Chapelle haute de Paris (d). Un autre dessin de
Villard, «l'aigle» représenté sur la figure 1 semble
correspondre à une composition différente de fenestrage, dont on
trouve aussi des exemples construits. |
|