Les Gouliards
de Grasset d'Orcet, in La Revue
Britannique, décembre 1880
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- 20 octobre 2001
I
Nul dans l'histoire
des temps modernes n'a joué un rôle plus considérable que l'association
secrète connue du onzième au treizième siècle sous le nom de Gouliards
ou fils de GouIia. Cette association ne s'est dissoute qu'au
commencement de ce siècle, après avoir pleinement atteint le but qu'elle
s'était proposé depuis plus de mille ans, et qui était de substituer la
souveraineté du peuple à celle de l'Eglise et de la noblesse. La
destruction de la royauté n'entrait point d'abord dans ce programme; on
peut même dire que, pendant plusieurs siècles, les fils de Goulia
furent les plus fermes soutiens du pouvoir royal; mais la restauration des
études classiques, au seizième siècle, fit refleurir l’idolâtrie
républicaine, qui vint s'enter d'une façon assez biscornue sur le
radicalisme égalitaire et démocratique des Gouliards, et ils se
trouvèrent avoir renversé le trône en même temps que l'autel. Ce ne
fut pas toutefois sans une violente résistance d'un bon nombre d'entre
eux, et, autant qu'on en peut juger par le peu de renseignements qu'il a
été possible de recueillir jusqu'ici sur ces débats intimes d'une
association dont les annales sont uniquement écrites en hiéroglyphes, ce
fut cette divergence d'opinions qui décida les Gouliards à ne plus faire
d'adeptes et à se dissoudre par l'extinction successive des membres
survivants, qui emportèrent avec eux dans la tombe le secret de leurs
prédécesseurs.
Tout, jusqu’à leur nom, se serait enseveli avec eux dans les ténèbres
de l'oubli, s'ils n'avaient laissé quelques recueils de poésies latines,
aussi étranges par la forme que par le fond, qui ont attiré sur eux
l'attention du monde savant. On s'est demandé ce que c'était que les
Gouliards, d'où ils venaient, quel avait été le but de leur secte ou de
leur ordre, et quand ils avaient disparu de la scène, et un savant
italien, M. Alfred Straccali, a résumé dernièrement, dans une série
d'articles publiés par la Rivista Europea, tout ce que l'on savait
des Gouliards du moyen âge.
Nul doute qu'ils ne fissent partie de ces clerici vagantes, dont la
tradition s'est continuée jusqu'à nos jours en Allemagne et en Espagne,
et dont un spécimen très enjolivé, mais considérablement corrigé, l’estudiantina
madrilegne,a excité pendant quelques jours la curiosité
boulevardière. Si raffinée qu'elle fût, cette confortable estudiantine
avait conservé sur son chapeau le blason très peu patricien de ses
prédécesseurs pour de bon : une fourchette et une cuiller d'ivoire en
sautoir, ce qui donne le vers picaresque suivant :
Sauter hyver forche escolier.
(L'hiver force les écoliers a sauter.)
En effet, dans ces temps où l'art du fumiste était dans l'enfance et où
la haute noblesse réussissait a peine à rendre ses appartements
habitables à l'aide de ces immenses cheminées qui semblaient faites pour
chauffer le ciel et non les malheureux humains, les salles dépourvues de
toute espèce de calorifère des vieilles universités étaient
parfaitement intenables dans la rigoureuse saison, tant pour les
professeurs que pour les élèves, et ceux-ci mettaient à profit ce
chômage forcé, les riches pour visiter les curiosités des pays
environnants, et les pauvres, c’est-à-dire les plus nombreux, pour
aller mendier de porte en porte les ressources nécessaires à la
continuation de leurs études. Mais le bourgeois et le grand seigneur
d'alors ne différaient pas sensiblement de ceux d'aujourd'hui sous le
rapport de l'indifférence aux misères du prochain. A d'honnêtes
étudiants mendiant pour continuer leurs études, ils n'auraient pas
donné un rouge liard, tandis qu'ils se résignaient à ouvrir leurs
aumônières pour récompenser d'effrontés bohèmes qui étaient venus
interrompre le cours de leur monotone existence et dérider leurs
faces renfrognées par des bouffonneries obscènes, et surtout impies.
Ces clercs errants, dont la plupart se
destinaient à l'état ecclésiastique, ne rougissaient donc pas de
s'organiser pour la circonstance en compagnies de jongleurs, de bateleurs
et d'histrions, qui ne reculaient devant aucune loi divine ethumaine;
et comme ils menaient joyeuse vie pendant ces caravanes drôlatiques, il
n'y avait pas parmi eux que de pauvres hères. Bon nombre de jeunes gens
des plus nobles familles s'associaient à ces saturnales échevelées qui
revenaient tous les ans à chaque carnaval; mais ils n'étaient reçus
qu'après avoir pris vis-à-vis de leurs associés des engagements qui les
liaient à eux pour le reste de leur vie, ils ne pouvaient y forfaire sans
encourir les peines les plus cruelles, toujours impitoyablement
appliquées, et le premier de ces engagements était d'aider de tout son
pouvoir, en toute occasion, tout membre de la secte ou de l'ordre des
Gouliards.
Ceux-ci s'étaient donc constitués
sur le modèle des fratries ou thyases antiques, qui
étaient également des sociétés où les banquets et la danse jouaient
le premier rôle, et où l'on n'était admis que sur la présentation
d'une tessère ou d'un jeton blasonné dont le porteur devait être
en état de donner la traduction. Les premiers chrétiens eux-mêmes
n'étaient pas organisés autrement, ainsi que le prouvent les abraxas
ou tessères basilidiennes, qu'on retrouve encore en si grand
nombre, et le passage de l'Apocalypse de saint Jean qui y fait allusion.
Telle est l'origine du blason moderne, et tous les fils de Goulia
attribuaient formellement à l'auteur de ce livre mystérieux l'invention
de l'écriture hiéroglyphique dont ils se sont servis jusqu'à nos jours.
Aussi saint Jean est-il resté en honneur parmi les francs-maçons, qui
ont hérité d'une bonne partie des traditions des Gouliards, mais sans
être initiés au secret de leur écriture ni de leur philosophie intime.
Nous verrons par la suite de cette
étude que, bien que l'Eglise romaine possédât tous les secrets des
Gouliards, sans exception aucune, elle les a toujours tolérés, avec une
patience d'autant plus inexplicable qu'ils s'étaient institués pour
battre en brèche tous ses dogmes politiques et religieux et qu'ils
niaient obstinément le Décalogue et la divinité du Christ. Je ne crois
même pas qu'ils aient été jamais inquiétés par l'inquisition
espagnole, et Rome leur accorda constamment la liberté la plus complète
de tout penser, de tout écrire et de tout dire, pourvu qu'ils se
renfermassent dans l'écriture hiéroglyphique que nous nommons le
blason et le langage, fondé sur les mêmes principes, que Rabelais
désigne sous le nom de lanternois, mais dont la basoche s'était
servie bien longtemps avant lui et continua à se servir bien longtemps
après lui.
Les princes temporels furent beaucoup
moins tolérants, et indépendamment du supplice des Templiers, qui
étaient Gouliards jusqu'à la moelle, on cite pas mal de persécutions
dirigées contre les Sociétés secrètes d'écoliers; mais celles-ci se
vengèrent toujours cruellement, si bien qu'unies aux initiés de chaque
corporation ouvrière, elles constituèrent, à une époque encore
inconnue, mais certainement très ancienne, une mère-loge, à
laquelle tenaient à être affiliés les plus grands seigneurs et les plus
grandes dames, notamment Diane de Poitiers et Mme de Pompadour,
qui furent toutes deux maîtresses-pourples de la mère loge des Fils
de Goulia. Cette mère loge, qui réunissait les chefs de toutes les
corporations, y compris le clergé, formait une espèce de parlement
occulte, qui, presque toujours, était sous le patronage même du roi, et
que celui-ci tenait essentiellement à consulter dans toutes les grandes
circonstances. Les demandes et les réponses se faisaient également par
planches hiéroglyphiques. A défaut d'interrogation, la mère loge ne se
gênait pas pour émettre des avis dans la même forme, dont il était
presque toujours tenu compte, et Louis XIV, qu'on prétend avoir été si
absolu, consultait la mère loge ni plus ni moins que ses prédécesseurs.
Elle avait voté la Saint-BarthéIemy; il est probable qu'en cherchant
bien on retrouverait son vote sur la révocation de l'édit de Nantes,
comme plus tard elle dut voter la mort de Louis XVI. Ces votes peuvent
sembler disparates et cependant elle ne s'écarta jamais de son but, qui
était, dès l'origine, d'abattre la noblesse. Or, en France, le
protestantisme fut le dernier refuge des tendances et des traditions
aristocratiques.
Tels sont les caractères généraux
de l'ordre des Gouliards. II a toujours été affilié à la franc-maçonnerie
moderne, et, au premier abord, on serait tenté de le
confondre avec elle; mais, pour être Gouliard, il fallait nécessairement
avoir le degré de maîtrise dans une corporation, et Mme de
Pompadour n'y entra qu'en qualité de maître graveur. II est
probable que Diane de Poitiers faisait partie de la corporation des
architectes; on sait que Charles IX appartenait à celle des armuriers.
L'initiation était donc toute différente et autrement difficile que
celle des francs-maçons, qui n'exigent de leurs adeptes qu'une simple
cotisation. N'était pas Gouliard qui voulait, et ils formaient une élite
ou état-major de toutes les forces vives de la nation, dont la franc-maçonnerie composa plus tard la troupe.
Les Gouliards n'étaient pas
exclusivement Français; ils n'étaient guère moins répandus en
Allemagne, sous le nom de rose-croix et d'illuminés. Ils
existaient en moins grand nombre en Angleterre, en Italie et en Espagne;
mais partout ils se servaient de la même langue et de la même écriture,
le blason, auquel ils donnaient le nom de rimaille. Dans
certaines professions, notamment toutes celles qui se rattachaient aux
arts du dessin, on peut établir en principe que l'initiation à
l'ordre des Gouliards était obligatoire : elle faisait partie du secret
de maîtrise; mais nous verrons par de nombreux exemples que même les
professions qui ne savaient pas dessiner étaient initiées au secret du
blason, ou à l'art d'écrire par les choses (rébus), et savaient
fort bien le prouver à l'occasion à l'aide de charades ou de mascarades
satiriques, qui, pour être composées par des meuniers ou des coiffeurs,
n'en étaient pas moins mordantes. II est à remarquer que jamais aucune
de ces bouffonneries ne fut punie, bien que les allusions auxquelles on
s'y livrait fussent souvent aussi audacieuses que transparentes. La
république d'aujourd'hui serait assurément moins patiente et moins
indulgente que l'ancienne royauté et la papauté.
II est vrai qu'on trouve, dans un
certain nombre de canons de conciles ou d'ordonnances royales, des
tentatives de répression contre les Goliardi ou clerici
vagantes; mais ni les uns ni les autres ne s'appliquent en quoi que ce
soit aux loges corporatives dont j'ai parlé plus haut. Celles-ci,
papauté et royauté étaient censées en ignorer l'existence; ou bien
elles rentraient dans les privilèges accordés, mais le plus souvent
vendus, dès le dixième siècle, aux syndicats de chaque corporation.
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