Les Gouliards



de Grasset d'Orcet, in La
Revue Britannique, décembre 1880

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I

Nul dans l'histoire des temps modernes n'a joué un rôle plus considérable que l'association secrète connue du onzième au treizième siècle sous le nom de Gouliards ou fils de GouIia. Cette association ne s'est dissoute qu'au commencement de ce siècle, après avoir pleinement atteint le but qu'elle s'était proposé depuis plus de mille ans, et qui était de substituer la souveraineté du peuple à celle de l'Eglise et de la noblesse. La destruction de la royauté n'entrait point d'abord dans ce programme; on peut même dire que, pendant plusieurs siècles, les fils de Goulia furent les plus fermes soutiens du pouvoir royal; mais la restauration des études classiques, au seizième siècle, fit refleurir l’idolâtrie républicaine, qui vint s'enter d'une façon assez biscornue sur le radicalisme égalitaire et démocratique des Gouliards, et ils se trouvèrent avoir renversé le trône en même temps que l'autel. Ce ne fut pas toutefois sans une violente résistance d'un bon nombre d'entre eux, et, autant qu'on en peut juger par le peu de renseignements qu'il a été possible de recueillir jusqu'ici sur ces débats intimes d'une association dont les annales sont uniquement écrites en hiéroglyphes, ce fut cette divergence d'opinions qui décida les Gouliards à ne plus faire d'adeptes et à se dissoudre par l'extinction successive des membres survivants, qui emportèrent avec eux dans la tombe le secret de leurs prédécesseurs.


Tout, jusqu’à leur nom, se serait enseveli avec eux dans les ténèbres de l'oubli, s'ils n'avaient laissé quelques recueils de poésies latines, aussi étranges par la forme que par le fond, qui ont attiré sur eux l'attention du monde savant. On s'est demandé ce que c'était que les Gouliards, d'où ils venaient, quel avait été le but de leur secte ou de leur ordre, et quand ils avaient disparu de la scène, et un savant italien, M. Alfred Straccali, a résumé dernièrement, dans une série d'articles publiés par la Rivista Europea, tout ce que l'on savait des Gouliards du moyen âge.


Nul doute qu'ils ne fissent partie de ces clerici vagantes, dont la tradition s'est continuée jusqu'à nos jours en Allemagne et en Espagne, et dont un spécimen très enjolivé, mais considérablement corrigé, l’estudiantina madrilegne,a excité pendant quelques jours la curiosité boulevardière. Si raffinée qu'elle fût, cette confortable estudiantine avait conservé sur son chapeau le blason très peu patricien de ses prédécesseurs pour de bon : une fourchette et une cuiller d'ivoire en sautoir, ce qui donne le vers picaresque suivant :

              Sauter hyver forche escolier.
              (L'hiver force les écoliers a sauter.)


En effet, dans ces temps où l'art du fumiste était dans l'enfance et où la haute noblesse réussissait a peine à rendre ses appartements habitables à l'aide de ces immenses cheminées qui semblaient faites pour chauffer le ciel et non les malheureux humains, les salles dépourvues de toute espèce de calorifère des vieilles universités étaient parfaitement intenables dans la rigoureuse saison, tant pour les professeurs que pour les élèves, et ceux-ci mettaient à profit ce chômage forcé, les riches pour visiter les curiosités des pays environnants, et les pauvres, c’est-à-dire les plus nombreux, pour aller mendier de porte en porte les ressources nécessaires à la continuation de leurs études. Mais le bourgeois et le grand seigneur d'alors ne différaient pas sensiblement de ceux d'aujourd'hui sous le rapport de l'indifférence aux misères du prochain. A d'honnêtes étudiants mendiant pour continuer leurs études, ils n'auraient pas donné un rouge liard, tandis qu'ils se résignaient à ouvrir leurs aumônières pour récompenser d'effrontés bohèmes qui étaient venus interrompre le cours de leur monotone existence et dérider leurs faces renfrognées par des bouffonneries obscènes, et surtout impies.


Ces clercs errants, dont la plupart se destinaient à l'état ecclésiastique, ne rougissaient donc pas de s'organiser pour la circonstance en compagnies de jongleurs, de bateleurs et d'histrions, qui ne reculaient devant aucune loi divine ethumaine; et comme ils menaient joyeuse vie pendant ces caravanes drôlatiques, il n'y avait pas parmi eux que de pauvres hères. Bon nombre de jeunes gens des plus nobles familles s'associaient à ces saturnales échevelées qui revenaient tous les ans à chaque carnaval; mais ils n'étaient reçus qu'après avoir pris vis-à-vis de leurs associés des engagements qui les liaient à eux pour le reste de leur vie, ils ne pouvaient y forfaire sans encourir les peines les plus cruelles, toujours impitoyablement appliquées, et le premier de ces engagements était d'aider de tout son pouvoir, en toute occasion, tout membre de la secte ou de l'ordre des Gouliards.


Ceux-ci s'étaient donc constitués sur le modèle des fratries ou thyases antiques, qui étaient également des sociétés où les banquets et la danse jouaient le premier rôle, et où l'on n'était admis que sur la présentation d'une tessère ou d'un jeton blasonné dont le porteur devait être en état de donner la traduction. Les premiers chrétiens eux-mêmes n'étaient pas organisés autrement, ainsi que le prouvent les abraxas ou tessères basilidiennes, qu'on retrouve encore en si grand nombre, et le passage de l'Apocalypse de saint Jean qui y fait allusion. Telle est l'origine du blason moderne, et tous les fils de Goulia attribuaient formellement à l'auteur de ce livre mystérieux l'invention de l'écriture hiéroglyphique dont ils se sont servis jusqu'à nos jours. Aussi saint Jean est-il resté en honneur parmi les francs-maçons, qui ont hérité d'une bonne partie des traditions des Gouliards, mais sans être initiés au secret de leur écriture ni de leur philosophie intime.


Nous verrons par la suite de cette étude que, bien que l'Eglise romaine possédât tous les secrets des Gouliards, sans exception aucune, elle les a toujours tolérés, avec une patience d'autant plus inexplicable qu'ils s'étaient institués pour battre en brèche tous ses dogmes politiques et religieux et qu'ils niaient obstinément le Décalogue et la divinité du Christ. Je ne crois même pas qu'ils aient été jamais inquiétés par l'inquisition espagnole, et Rome leur accorda constamment la liberté la plus complète de tout penser, de tout écrire et de tout dire, pourvu qu'ils se renfermassent dans l'écriture hiéroglyphique que nous nommons le blason et le langage, fondé sur les mêmes principes, que Rabelais désigne sous le nom de lanternois, mais dont la basoche s'était servie bien longtemps avant lui et continua à se servir bien longtemps après lui.


Les princes temporels furent beaucoup moins tolérants, et indépendamment du supplice des Templiers, qui étaient Gouliards jusqu'à la moelle, on cite pas mal de persécutions dirigées contre les Sociétés secrètes d'écoliers; mais celles-ci se vengèrent toujours cruellement, si bien qu'unies aux initiés de chaque corporation ouvrière, elles constituèrent, à une époque encore inconnue, mais certainement très ancienne, une mère-loge, à laquelle tenaient à être affiliés les plus grands seigneurs et les plus grandes dames, notamment Diane de Poitiers et Mme de Pompadour, qui furent toutes deux maîtresses-pourples de la mère loge des Fils de Goulia. Cette mère loge, qui réunissait les chefs de toutes les corporations, y compris le clergé, formait une espèce de parlement occulte, qui, presque toujours, était sous le patronage même du roi, et que celui-ci tenait essentiellement à consulter dans toutes les grandes circonstances. Les demandes et les réponses se faisaient également par planches hiéroglyphiques. A défaut d'interrogation, la mère loge ne se gênait pas pour émettre des avis dans la même forme, dont il était presque toujours tenu compte, et Louis XIV, qu'on prétend avoir été si absolu, consultait la mère loge ni plus ni moins que ses prédécesseurs. Elle avait voté la Saint-BarthéIemy; il est probable qu'en cherchant bien on retrouverait son vote sur la révocation de l'édit de Nantes, comme plus tard elle dut voter la mort de Louis XVI. Ces votes peuvent sembler disparates et cependant elle ne s'écarta jamais de son but, qui était, dès l'origine, d'abattre la noblesse. Or, en France, le protestantisme fut le dernier refuge des tendances et des traditions aristocratiques.


Tels sont les caractères généraux de l'ordre des Gouliards. II a toujours été affilié à la franc-maçonnerie moderne, et, au premier abord, on serait tenté de le confondre avec elle; mais, pour être Gouliard, il fallait nécessairement avoir le degré de maîtrise dans une corporation, et Mme de Pompadour n'y entra qu'en qualité de maître graveur. II est probable que Diane de Poitiers faisait partie de la corporation des architectes; on sait que Charles IX appartenait à celle des armuriers. L'initiation était donc toute différente et autrement difficile que celle des francs-maçons, qui n'exigent de leurs adeptes qu'une simple cotisation. N'était pas Gouliard qui voulait, et ils formaient une élite ou état-major de toutes les forces vives de la nation, dont la franc-maçonnerie composa plus tard la troupe.


Les Gouliards n'étaient pas exclusivement Français; ils n'étaient guère moins répandus en Allemagne, sous le nom de rose-croix et d'illuminés. Ils existaient en moins grand nombre en Angleterre, en Italie et en Espagne; mais partout ils se servaient de la même langue et de la même écriture, le blason, auquel ils donnaient le nom de rimaille. Dans certaines professions, notamment toutes celles qui se rattachaient aux arts du dessin, on peut établir en principe que l'initiation à l'ordre des Gouliards était obligatoire : elle faisait partie du secret de maîtrise; mais nous verrons par de nombreux exemples que même les professions qui ne savaient pas dessiner étaient initiées au secret du blason, ou à l'art d'écrire par les choses (rébus), et savaient fort bien le prouver à l'occasion à l'aide de charades ou de mascarades satiriques, qui, pour être composées par des meuniers ou des coiffeurs, n'en étaient pas moins mordantes. II est à remarquer que jamais aucune de ces bouffonneries ne fut punie, bien que les allusions auxquelles on s'y livrait fussent souvent aussi audacieuses que transparentes. La république d'aujourd'hui serait assurément moins patiente et moins indulgente que l'ancienne royauté et la papauté.


II est vrai qu'on trouve, dans un certain nombre de canons de conciles ou d'ordonnances royales, des tentatives de répression contre les Goliardi ou clerici vagantes; mais ni les uns ni les autres ne s'appliquent en quoi que ce soit aux loges corporatives dont j'ai parlé plus haut. Celles-ci, papauté et royauté étaient censées en ignorer l'existence; ou bien elles rentraient dans les privilèges accordés, mais le plus souvent vendus, dès le dixième siècle, aux syndicats de chaque corporation.

 

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