L'argotique art gothique
Entre les XIème et XIIIème siècles, l'Europe en son entier a senti les effets d'une soudaine période de prospérité qui était le contre-coup direct d'une explosion démographique sans précédent. Un sentiment de confiance dans le futur, à la fois matériel (progrès technologiques en agriculture) et spirituel (le premier millénaire ne s'étant pas terminé avec l'Armageddon), fut l'un des facteurs majeurs qui amenèrent l'ère gothique. En effet, l'accroissement de la population est associé à l'expansion des villes, et celui-ci n'a pas affecté toutes les régions de l'Europe uniformément. La France, parce qu'elle était un des pays les plus riches de cette époque, fut l'influence principale en ce qui concerne l'évolution et le contenu de l'art gothique. Au cours du XIème siècle, les villes ont commencé à subir une transformation en profondeur [Icher, p. 20 (1)]. Elles étaient les lieux où se tenaient les marchés, où s'effectuaient les échanges en affaires, et toutes sortes de rencontres possibles. C'était aussi le début d'une nouvelle ère avec la construction de routes, de ponts et de canaux, et tous ces projets furent à la base de l'émergence d'un climat favorable à l'innovation et aux techniques nouvelles. La société médiévale s'est alors trouvée confrontée au XIème siècle, à devoir inventer ou redéfinir une architecture qui pourrait subvenir aux nouveaux besoins et aux nouvelles nécessités du siècle. Une architecture qui était aussi le reflet de l'esprit de l'époque: optimiste, novatrice, et confiante. La pierre remplaça le bois, résolvant toutes sortes de problèmes de maintenance et de durée dans les châteaux, les maisons, et les églises. Petit à petit, entre les IXème et XIIème siècles, la maçonnerie remplaça la charpenterie, et elle fut supportée par une maîtrise technologique sans précédent. Au travers des villes, un nouvel esprit communautaire était né, et avec lui, un sentiment de "patriotisme urbain" a émergé, qui n'aurait pu être imaginé auparavant. [Icher, p. 20 (1)]. La rivalité entre les villes devint la source du fantastique développement de l'art gothique en tant que moyen d'essayer de surpasser chaque nouveau succès d'architecture. L'esprit de compétition et l'argent donnèrent naissance à un incroyable réseau de cathédrales en Europe et particulièrement en France. Il semble aussi assez clair que les dimensions monumentales des cathédrales puissent être mises en rapport avec l'expansion des villes. L'art gothique dans les cathédrales était un signe extérieur de richesse, une démonstration d'opulence et d'autorité. Cette expansion par la taille se retrouve d'ailleurs aussi exprimée dans la composante verticale des cathédrales, les villes semblant proclamer leur vitalité et leur prospérité à travers la hauteur de leurs flèches.
L'aspect spirituel des cathédrales gothiques peut même être considéré dans le processus de la construction elle-même. A travers les rituels et cérémonies d'organisations traditionnelles comme la franc-maçonnerie, il est intéressant d'observer que l'extraordinaire chantier de construction médiéval qui entourait la cathédrale émergente était transformé en un chantier idéal et symbolique autour du chef-d'œuvre à bâtir, lequel était lui-même symbolisé par le Temple de Jérusalem, symbole de l'homme spirituel. C'était probablement bien plus grandiose dans les esprits des gens du moyen-âge, qu'ils aient été éduqués ou non. En effet, la forme des cathédrales gothiques est toujours symboliquement similaire: une base en forme de croix, laquelle symbolise la Terre (le nombre 4 du carré ou de la croix est symbole de la Terre) et un plafond voûté, avec des étoiles peintes dessus, lequel symbolise le Ciel. Et entre deux, les murs de pierres. L'art gothique autorisait l'élévation des murs en éliminant du matériaux. Si nous considérons maintenant la cathédrale comme un symbole de l'homme, ses pieds au sol et sa tête dans le ciel, le retrait des pierres dans les murs au profit de la lumière (vitraux) est un symbole de la transformation de l'homme passant d'un état matériel à un état spirituel. L'homme devient un être de Lumière, plus proche de son Créateur. Les formes enflammées sont aussi particulières à l'art gothique (surtout dans le gothique dit flamboyant), participant du même symbolisme d'élévation. La multiplication de motifs floraux, comme la rose, est aussi symbole de Vie comme le montrent les images ci-dessous. Nous sommes bien loin du culte chrétien original qui se tenait dans les catacombes de Rome ou de Paris: lieux sous-terrains, d'obscurité et de mort, à l'opposé des cathédrales gothiques, très élevées, remplies de lumière et de vie.
Avant l'invention de l'imprimerie, lire et écrire étaient réservés à une élite. Les dépositaires de connaissances quelconques se transmettaient oralement ce dont ils devait se souvenir avec l'aide d'une technique de mémorisation artificielle, utile en particulier à une époque où la Bible et les prières devaient être apprises par cœur. Cicéron dit de l'Art de la Mémoire qu'il fut inventé dans l'Antiquité par un poète nommé Simonides. Simonides avait été capable d'identifier les corps sans vie des invités à un banquet grâce à leur emplacement autour de la table, après que le plafond se soit écroulé sur eux et les ait défiguré au delà de toute espoir de reconnaissance. Dans l'usage classique de l'Art de la Mémoire, des visuels représentés bizarrement ou des visages déformés (et par conséquent frappant pour la mémoire) étaient imaginés et associés à des parties d'un discours et ensuite à des éléments d'architecture bien connus du lieu dans lequel le discours devait se tenir. En passant en revue la statuaire variée, les frises, les colonnes, ou quoi que ce soit se trouvant dans le lieu, le rhétoricien habile dans cet art pouvait se remémorer tous les aspects de son discours. Le lieu fournissait l'ordre et l'ossature de référence qui pouvaient être utilisés encore et encore pour se remémorer un ensemble complexe d'idées changeant constamment. Les mots et les nombres, plutôt que les idées, pouvaient aussi être mémorisées de cette manière, tout en requérant plus d'habileté [Yates, (2)]. Pour résumer, cet art cherche à mémoriser un enchaînement d'idées ou de mots à travers la visualisation de "lieux" ou d' "images" marquantes pour la mémoire. L'Art de la Mémoire dégénéra sous le nom de "mnémotechnique", ce qui de nos jours représente une branche plutôt restreinte de l'activité humaine, mais le lecteur doit se replacer dans le contexte historique d'avant l'invention de l'imprimerie pour se rendre compte de son importance cruciale. A l'époque classique, cet art faisait partie de la rhétorique en tant que technique par laquelle l'orateur pouvait améliorer sa mémoire avec une précision sans faille. Il n'est pas difficile de comprendre les principes généraux de l'Art de la Mémoire. La première étape était d'imprimer dans sa mémoire une série de loci ou lieux. Le type le plus commun d'un système mnémonique de lieux prenait comme base l'architecture. Afin de former une série de loci dans sa mémoire, l'on devait s'imaginer bâtiment, aussi spacieux et original que possible: on visualisait en son esprit le parvis, le salon, les chambres et les parloirs, sans omettre les statues et autres ornementations avec lesquels les pièces étaient décorées, comme un espace vide entre deux colonnes, un coin, une arche. Les images selon lesquelles le discours devait être mémorisé étaient alors placées en imagination dans les différentes pièces du bâtiment mémorisé. Ceci fait, dès que le discours devait être remémoré, tous les lieux devaient être mentalement visités un par un et les dépôts d'images variées récupérés des ornementations. Nous devons nous imaginer l'orateur antique se déplaçant en imagination à travers son bâtiment-mémoire alors même qu'il faisait son discours, extrayant des endroits mémorisés les images qu'il y avait placées. D'autre part, il existe deux types d'images, les unes pour les "choses" (res en latin), les autres pour les "mots" (verba). Ceci pour signifier que la "mémoire des choses" fabriquait des images pour se rappeler un argument, une notion, ou une "chose". alors que la "mémoire des mots" devait trouver des images pour se remémorer chaque mots d'un texte. Les " choses " représentent ainsi le fond du discours; les "mots" sont le langage par lequel le discours est habillé.
Au fur et à mesure du temps, l'art de la mémoire a évolué inexplicablement d'une technique destinée aux orateurs vers un concept à teneur religieuse et morale; en même temps il a cessé d'apparaître dans les matières associées à la rhétorique pour être associé à la Prudence. Cependant la technique en elle-même n'a pas varié. Cet art est très singulier dans le sens où il concentre son choix sur des lieux irréguliers et qu'il évite les ordres symétriques. Il est rempli de représentations humaines à teneur très spéciale, actives, dramatiques, à la beauté frappante ou grotesque, et complètement immoral. Comme Frances Yates le conclut, en ouvrant du coup une nouvelle approche sur le sujet, "ces images nous rappellent plus les statuaires que l'on trouve dans les cathédrales gothiques que celles de l'art classique." [Yates, p. 16 (2)]. Nous pourrions rajouter avec un clin d'œil qu'ils rappellent aussi les personnages rabelaisiens.
Avec le spécialiste français de l'art gothique Icher, nous pouvons conclure partiellement
qu' "en tant que livre de pierre, livre d'images, et livre de verre, la cathédrale se révèle à différentes catégories de lecteurs, érudits ou ignorants, tous attirés par une construction extraordinaire qui interpelle ses visiteur par le biais d'innombrables représentations imagées qui stimulent la méditation et la réflexion sur des mystères, dont on croyait que l'Eglise possédait les
clefs." [Icher, p. 130
(1)]
Une étonnante oeuvre d'art aussi bien que d'architecture est le célèbre cahier de croquis de Villard de Honnecourt, datant du XIIIème siècle. Jusqu'à aujourd'hui, il n'a seulement été considéré que comme un cahier artistique et technique. Mais Villard lui-même insiste pour l'appeler ART de iométrie (géométrie) et illustre remarquablement les anciennes techniques de l'Art de la Mémoire... appliquées en particulier à l'architecture gothique et à l'imagerie de l'époque. Certains dessins montrent précisément des animaux et des personnages par dessus lesquels sont dessinées des figures de différentes formes, et qui ne peuvent être expliquées logiquement à moins d'avoir été utilisées pour mémoriser quelque chose d'autre: dans ce cas précis une séquence de techniques de tracés (Planche 11). Fig. 11 - Croquis extraits du cahier de Villard de Honnecourt et montrant l'utilisation d'images pour mémoriser des formes d'architecture ou des techniques de tracés géométriques.
Il faut enfin ajouter que des traces de ces méthodes mnémotechniques sont toujours utilisées avec les signes zodiacaux, associés à des animaux ou des personnages "frappants" pour mieux les mémoriser... et ont d'ailleurs aussi été sculptés sur la plupart des murs des cathédrales gothiques...
On peut par conséquent imaginer qu'en évoquant un visage rondelet, un visage carré, une tête de cheval, le visage d'un homme vu de profil, un vieil homme dans une étoile, un chien, un agneau, un aigle, etc..., Villard se rappelait une construction ou une méthode de tracé géométrique, un plan, une forme de fenêtre, ou une technique pour dessiner un arc cintré.
De plus, et ceci est très important, certains spécialistes [Bechmann (5)] considèrent que les dessins de Villard faisaient partie d'un argot d'architecture médiévale courant à cette époque. Le terme d'argot doit être pris dans son sens original: un langage informel qui utilise des néologismes ou des mots grossiers au lieu des mots courants pour un domaine particulier, souvent utilisé par des personnes qui appartiennent à un groupe d'initiés. C'est applicable aux innombrables corporations d'artisans de l'époque médiévale, qui généralement payaient pour la construction d'un porche, d'une porte, ou d'une tour de cathédrale, partie de la construction qui conserve souvent toujours leur nom à travers les âges, et qui permit ainsi de conserver le souvenir de leurs connaissances gravées dans la pierre ou le bois.
Mais auparavant, nous avons besoin de passer en revue une association entre l'art gothique et l'art de la mémoire qui est loin d'être évidente. Les légendes au sujet des constructions des cathédrales gothiques sont très intéressantes, particulièrement en France, parce que l'on y trouve de nombreux alchimistes parrainant les constructions de maisons ou d'églises gothiques.
"La cathédrale est une oeuvre d'art goth ou d'argot. Or, les dictionnaires définissent l'argot comme étant "un langage particulier à tous les individus qui ont intérêt à se communiquer leurs pensées sans être compris de ceux qui les entourent". [...] les
argotiers, ceux qui utilisent ce langage, sont descendants hermétiques des
argo-nautes, lesquels montaient le navire Argo, parlaient la
langue argotique [...]." [Fulcanelli, p. 56 (4)]
L'art gothique est le signe le plus frappant d'une expansion économique, technologique, intellectuelle et spirituelle qui s'est étendue à travers l'Europe et était en particulier intense dans le pays où il s'est perfectionné, la France. En tant qu'expression de techniques de taille de la pierre et du bois maîtrisées à la perfection, les murs et les fenêtres des constructions gothiques devinrent le réceptacle de connaissances diverses et en particulier d'une technique de mémoire artificielle très utilisée à une époque où l'écriture et la lecture étaient pratiquement inexistantes. Nous trouvons dans les imageries caricaturales et hermétiques sur les murs des constructions gothique l'application des règles classique de l'Art de la Mémoire si oublié et inutilisé aujourd'hui. Curieusement, l'utilisation de systèmes mnémotechniques n'est pas devenue immédiatement obsolète avec l'invention de la presse à imprimer. Au contraire elle "devint plus élaborée tout en prenant une autre forme complexe dans le système des pentacles magiques qui devaient ensuite avoir une influence obscure " [Yates, p.84 (2)]. La plupart des mnémonistes de la période de la Renaissance utilisaient exclusivement des images occultes et hermétiques comme celles de l'alchimie, suivant le concept selon lequel " accumuler par la mémoire les connaissances de l'univers dans un seul esprit était le portail vers la compréhension de Dieu et de l'Univers ". [Yates, p.84 (2)]. Nous retrouvons alors le concept de la connaissance universelle par les sept arts libéraux qui inspirèrent des personnages prestigieux comme Léonard de Vinci, intégrant toutes sortes de connaissances traditionnelles dans un but spirituel ultime. L'art gothique était communément considéré comme laid, dégradant et inutile à l'époque de la Renaissance, pour des raisons encore inconnues, ce qui donna jusqu'à nos jours une sombre image de la période moyenâgeuse. Pourtant, à cause de ces images frappantes qui pouvaient servir de support à l'Art de la Mémoire, lequel est en train d'être redécouvert par les universitaires, l'art gothique est aujourd'hui considéré comme un extraordinaire réservoir de connaissance architecturale, philosophique, religieuse et qui sait ce qui reste encore à découvrir. L'art gothique au moyen-âge n'était pas seulement un support pour l'expression artistique: il avait la fonction multiple de LIVRE et d'OUTIL pour la transmission de la mémoire des bâtisseurs à travers les âges. |
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art_goth.zip (828 kb) - 20 octobre 2001
1. Icher, François. Building the Great Cathedrals, Harry N. Abrams, Inc. Publishers,1998. |