Les Gouliards
(Retour au Chapitre II) III Le boire et le manger ou le liquide et le solide allaient se réunir dans ce que le Gouliard nommait la tripe, qui était son pantocrator; aussi l'un de ses principaux signes de reconnaissance était-il de montrer la paume de la main gauche ou paume du côté tort, ce qui se
traduisait: Tripe il aime. La tripe était en effet le bon architecte de toutes choses, qui faisait tout sans avoir l'air de rien faire; et les pourples ou initiés qui ne travaillaient pas de leurs mains, mais de leur
cerveau, se considéraient comme la tripe des corps d'arts et métiers. Cette doctrine leur avait été du reste transmise par les maçonneries antiques, comme le prouve le fameux apologue des membres et de
l'estomac, de Ménénius Agrippa. On y reconnaît d'ailleurs, à première vue, l’ébauche grossière du dogme chrétien de
l'eucharistie. La messe est le souvenir épuré de tous les banquets qui réunissaient les thyases de
l'antiquité, aussi bien que les loges du moyen âge, si bien que Platon, en
exposant, sous une forme hiéroglyphique, les doctrines de son temps, a cru devoir aussi prendre pour cadre un banquet. La fameuse anankê des
anciens, c'était la tripe ; aussi le livre de Platon, à la fois si obscur et si
lumineux, n'a-t-il pas de meilleur interprète que le Gouliard Rabelais dans son fameux chapitre sur messer
Gaster, qui expose, à son point de vue le plus élevé, la doctrine philosophique de ses
coreligionnaires.
En effet, personne, dans les temps modernes, n'a mieux compris Platon et n'était mieux préparé à le
comprendre. Tous deux sont des révélateurs de mystères, jouant un rôle des plus
dangereux, et tous deux emploient identiquement la même méthode. Ils commencent par promener le lecteur dans un labyrinthe qui le désoriente
complètement; mais tout le long de la route ils l'amusent, en lui contant des histoires à dormir
debout, si elles n'étaient pas aussi merveilleusement contées; puis, quand ils le supposent étourdi et ébloui comme quelqu'un auquel on ferait miroiter longtemps une foule de glaces dans les
yeux, ils le mettent brusquement en face du fait brutal; mais ses yeux sont alors tellement
fatigués, qu'il ne peut plus rien discerner, et passe sans l'avoir vu.
J'ai exposé dans une autre étude la façon dont s'y était pris Rabelais pour révéler le plus crûment du monde le secret de la naissance de François II. Ce secret n'en était pas un pour la plupart de ses
contemporains, et il n'était pas le premier Gouliard qui en eut fait part au public. Un chroniqueur
savoisien, François de Bonnivard, rapporte une mascarade de la basoche de Paris, qui était autrement
hardie, autrement brutale et autrement obscène que tout ce qu'a osé Rabelais, et ne laissait aucun doute sur la culpabilité du
roi, pas plus que sur celle de Catherine de Médicis et de Philibert Delorme, qui était accusé de leur avoir servi d'intermédiaire et en avait été récompensé par le titre d'architecte du
roi. Le récit de cette mascarade est rapporté tout au long dans l’Histoire de la caricature sous la
Réforme, de Champfleury (p. 8), et il donne à la page 42 une caricature ayant pour titre : Des actes et gestes merveilleux de la cité
de Genève, qui est due à
Fromment, le secrétaire du même Bonnivard, et qui traduit hiéroglyphiquement le récit de ce
chroniqueur.
II est à remarquer que la basoche ne fut pas inquiétée pour avoir bafoué aussi irrévérencieusement la majesté
royale, ce qui explique l'impunité dont jouit lui-même Rabelais, qui était beaucoup moins clair et beaucoup moins
téméraire. Quant à Catherine de Médicis, elle faisait collection de toutes les pièces de ce genre publiées contre
elle, et cet intéressant recueil, qui semble être en grande partie de la main de Philibert Delorme, nous a été conservé sous le faux titre de : Proverbes, Adages et Allégories du quinzième siècle. M. Champfleury en a
publié, dans son Histoire de la caricature, la Chandelle et l’Habit ne fait pas le moine, qui
sont, l'un et l'autre, de la main de Philibert Delorme; mais il en cite un troisième qui est de la composition de Diane de Poitiers et n'est autre que la lettre mystérieuse par laquelle elle apprenait à Henri II ses infortunes
conjugales, en hiéroglyphes tellement clairs, qu'il était difficile de ne pas les lire. Le fragment reproduit par Champfleury donne les trois vers suivants :
Sire, dame ne craigne eveque Sens vole, Pas veuille ne bru père caresse la, Pas l’Orme veuille n'aidle baille (P. 34.),
L'évêque de Sens était le futur cardinal de Lorraine, et l'Orme pour Delorme est suffisamment transparent. Dans son oracle de la sibylle de
Panzourt, Rabelais dit, après lui avoir prédit un malheur déjà arrivé, que la chose serait
écrite, mais non toute; il est probable qu'il n'avait point connaissance de cet envoi, car on ne voit pas ce qui pouvait rester à apprendre à Henri II. II en donna communication a Catherine de
Médicis, qui, probablement, le fit copier pour y répondre. Quant à l'effet que pouvaient produire de semblables
révélations, il devait être peu considérable. Tous les hauts personnages politiques ont
été, de tout temps, exposés a ces coups d'épingle; aussi finissent-ils par ne plus y faire attention, et
d'ailleurs, si Henri II était Gouliard, c'eût été manquer aux règlements de l'ordre que de s'en
fâcher. Quel que fût le rang d'un Gouliard, tout était permis contre lui, pourvu que tout se passât entre
initiés.
II était infiniment plus dangereux de dévoiler les secrets de l'ordre
lui-même, et surtout ses doctrines secrètes, à moins que ce ne fût en
hiéroglyphes. En ce cas, les artistes gouliards qui n'avaient pas d'autre sujet sous la main calligraphiaient les maximes de la
Gouliarderie, et M. Champfleury en rapporte un curieux exemple d'après Théodore de Bry (p. 217); mais généralement leurs compositions étaient de véritables gazettes
secrètes, qui révélaient aux initiés les nouvelles de la cour et particulièrement les bruits de guerre comme intéressant davantage le commerce. Sous Louis XIV, on trouve une collection connue sous le titre des Embarras
de Paris, qui semble avoir été une vraie gazette hiéroglyphique
périodique, et, pour être plus facile à déchiffrer, elle est émaillée de légendes écrites donnant les noms des objets que le dessin n'est pas apte à
rendre. Ainsi, Guillaume d'0range est désigné par une légende qui le nomme le maître d'hôtel achetant des harengs, et celle de Mme de Maintenon apprend que l'objet qu'elle tient à la main est un tignon, ce qui fait main-tignon. II en est de même des assiettes révolutionnaires et des caricatures
hollandaises, où les légendes finissent par prendre presque complètement la place du
dessin, ce qui en fait des pamphlets beaucoup moins intéressants que ceux de
Rabelais, mais conçus, en définitive, sur le même plan, et ce plan consiste à noyer une phrase ou un mot dans un déluge de
non-sens, tout en laissant à l'initié un fil d'Ariane invisible pour le mener là où l'auteur prétend le
conduire.
Ainsi, avant d'arriver au chapitre LVII de son quatrième
livre, qui est le plus important de toute son oeuvre et l'un des plus importants qui aient été écrits depuis le Banquet de
Platon, Rabelais commence, dès le chapitre LVI, à solliciter l'attention de
l'initié, en lui racontant comment entre les paroles dégelées Pantagruel trouva des mots de gueule.
«
Lors, dit-il, nous jeta sur le tillac pleines mains de paroles gelées, et sembloient dragées perlées de diverses
couleurs. Nous y veismes des motz de gueule, des mots de sinople, des mots de azur, des mots de sable, des mots dorés, lesquels, estre quelque peu échauffez entre nos mains, fondoient comme
neiges, et les oyons, mais ne les entendions, car c'estoit languaige barbare. »
Cependant, si l’on réunit les noms de couleurs énumérés ci-dessus :
gueule, sinople, azur, sable, or, on se trouve en face d'un vers gouliaresque qui donne la raison
sociale, au moins apparente, de la société de Golia :
Goule, ce n'est plaisir se bailler.
Golia, c'est s'adonner au plaisir ou se donner du bon temps.
Mais ce masque épicurien dissimulait des visées plus
hautes, sans quoi un pape, Grégoire XIII Buoncompagni, aurait sans doute reculé devant l'audace
d'arborer, au-dessous de sa tiare pontificale, les insignes de l'ordre de Goulia, qui
étaient, au seizième siècle, un écu dit coeur, surmonté d'une tête d'ange ou angelot, ce qui se lisait : croix signe, gueule, d'où l'on a fait rose-croix. En
effet, à l'époque où vivait Grégoire XIII, les Gouliards se divisaient en deux factions, dont l'une était très hostile au
protestantisme, qu'elle considérait, non sans raison, comme un retour à
l'aristocratie, et ce fut elle qui fit la Saint-Barthélemy.
Mais continuons l’examen des paroles de gueule jetées sur le tillac du vaisseau de Pantagruel par son pilote : « Et y
veids, ajoute-t-il, des paroles bien piquantes, des paroles sanglantes, lesquelles le pilot nous disait quelques foys retourner au lieu duquel estoient
proférées, mais c'estoit la guorge couppée, des paroles horrificques, et aultres malplaisantes à
voir. »
II résulte de ce passage que tous les Gouliards n'observaient pas le règlement de leur ordre qui leur interdisait de répondre autrement qu'en
hiéroglyphes. Le Gouliard Charles IX vengea d'un coup d'arquebuse les paroles de gueule dont Jean Goujon s'était rendu complice envers sa
mère, et Henri II dut expier par la main de Montgomery quelque infraction aux lois
gouliaresques. Nous verrons, dans la suite de cette étude, quelques exemples de châtiments
maçonniques, dont les Gouliards ont jugé à propos de publier les motifs.
Après ces curieux
détails, Rabelais s'amuse à donner quelques-unes de ces paroles de gueule, « lesquelles en semble fondues
ouysmes, hin, hin, hin, hin, his, ticque, torche, loigne,» etc.
II est inutile de dire que c'est du lanternois
ou, pour parler plus clairement, de l'argot de la basoche, qui, généralement, se dispense des rimes en L du blason proprement
dit; mais, ici, les rimes en L sont fournies par les virgules, et cette petite pièce de vers débute ainsi :
4 hin, his, ticque, torche,
Ce qui se déchiffre :
Croix signe ouvre
gueule, sache est vrai Gault, etc.
Le reste est trop gaulois pour être
rapporté; mais le premier vers est intéressant, parce qu'il fait allusion au signe de croix des
Gouliards, qui était leur véritable mot de passe. Rabelais le décrit minutieusement dans le troisième
livre, chap. XX : Comment Naz de Cabre par signes répond à Panurge.
« II baisla assez
longuement, et en baislant faisait hors la bouche, avec le poulce de la main
dextre, la figure de la lettre grecque dite tau par fréquentes réitérations ; puis leva les yeux au ciel et les tournoyait en la tête comme chèvre qui
avorte. »
Cette pantomime se traduisait:
Croix signe ouvre
gueule, mie ne repoulse Etre ne se voir pair le vaille
cel.
C'est-à-dire : Je fais le signe de la croix sur la bouche ouverte ; ne repousse pas celui que tu peux voir être ton pair qui te
vaille. C'est en effet des Gouliards que nous vient la formule : Liberté,
égalité, fraternité, laquelle n'est elle-même qu'une des variantes de la triade divine de
Platon.
Le Pantagruel, qui peut être considéré comme l'EvangiIe des
Gouliards, nous a conservé la réponse de celui qui était ainsi interpellé par
signes, dans le dialogue du marchand de moutons et de Panurge. «Mais, dit
Panurge, vendez-m'en un, et je vous le payray en roy, foi de piéton. Combien? — Nostre
amy, respondit le marchant, mon voisin, ce sont moutons extraits de la propre race de celluy qui porta Phrix et Hellé par la mer dicte
Hellesponte. — Cancre, dit Panurge, vous estez clericus vel addiscens. — Ita sont choux, respondit le
marchant; vere ce sont pourceaux, mais rr. rrr. rrrr. rrrrr. Ho Robin. rr.
rrrrrr. Vous n'entendez ce languaige.»
Ce langage est cependant relativement clair pour du lanternois ; c'est un des Credo de la
basoche, ou, pour parler plus exactement, un symbole qui sert de réponse au signe de croix sur la
bouche.
Pair répond trahir point Christ,
roi, Point qu'honore Rome, ne sire mie
Ne robe, ne devoir point reçoit point (Note : ce baragouin est susceptible d’une autre interprétation, si l’on donne au point sa valeur héraldique, qui est grain ; mais il est inutile de s’appesantir sur ces bagatelles, lorsqu’elles n’ont pas d’intérêt historique).
C'est-à-dire : Le pair répond qu'il ne trahira point quiconque n'honore ni Christ, ni
roi, ni Rome, ne dérobe pas son patron et ne reçoit point ce qui ne lui est pas
dû.
Comme on peut le voir, ce Credo était purement négatif, car la négation est la base de toute
franc-maçonnerie : ceux de tous les corps de métiers étaient établis sur les mêmes principes et constituaient cette religion aujourd'hui dite de l’honneur.
Le christianisme ordonne de rendre le bien pour le mal. La doctrine
gouliarde, moins généreuse, se contente d'ordonner la restitution de ce qui est
dû. Aussi le triomphe des religions négatives est-il toujours passager, la victoire reste à celle qui prêche le dévouement et
l'abnégation, parce que c'est celle qui fait les meilleurs soldats, et nous allons voir
que, tout Gouliard qu'il fut, Rabelais ne s'abusait point sur les vices de ses
coreligionnaires, qu'il flagellait sans pitié. Aussi eut-il grand'peine à faire publier le quatrième livre de son Pantagruel, qui avait déplu à tous les
partis, et lui-même finit par se réfugier au sein de l'EgIise romaine. II mourut protégé par le cardinal de Lorraine, et, s'il avait vécu plus
longtemps, il se serait trouvé de fait, sinon de coeur, avec les auteurs de la
Saint-Barthélemy.
Mais revenons a nos paroles de gueule. A la fin du chapitre
LVI, Panurge, malmené par frère Jean, se désole d'avoir entrepris un aussi long et aussi périlleux voyage, et s'écrie :
« Pleust a Dieu
qu'icy, sans plus avant procéder, j'eusse le mot de la dive bouteille! »
Le lecteur va être servi à
souhait, car il était bien dans l'intention de Rabelais de terminer par le livre IV son singulier
poème. L’authenticité des livres V et VI n'a jamais été établie d'une manière
irréfutable, et, bien que je sois de ceux qui les croient de la main de
Rabelais, je n'en reconnais pas moins qu'ils sont inférieurs de tout point aux quatre premiers, et
que, bien loin de donner le mot de la dive bouteille, ils se terminent par la description de l'initiation d'un Gouliard et des turlupinades qui
l'accompagnent, sans plus d'explications que les hiéroglyphes que l'on retrouve sur une foule de leurs
planches.
II n'en est pas de même du chapitre LVII. Celui-là, c'est réellement le mot de la dive
bouteille, la quintessence de toutes les philosophies secrètes du monde d'avant 89 et le véritable commentaire du Banquet de
Platon. Aussi ne puis-je faire autrement que de le citer tout entier :
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